Reportage Photo par Touré Mandémory
Au bout de l’estuaire de la Casamance, non loin de l’Océan Atlantique, entre le fleuve et les bolongs d’Élinkine et de Kachouane, se trouve une île qui répond au nom très exotique de Carabane. Cette île est beaucoup moins connue que Gorée et Saint- Louis. Or, son destin historique est singulier ; et son rôle au XIXe siècle dans les rapports entre l’Europe et l’Afrique n’est pas moindre. En effet, les contacts du Sénégal avec l’Occident se sont établis à travers trois portes.
A l’époque des grands voyages d’exploration et de découverte du monde, les navigateurs portugais découvrent la presqu’île du Cap-Vert et Gorée en 1444. Ils ouvrent ainsi la voie à d’autres puissances européennes dont la France qui fonde Saint- Louis en 1659. Pour pouvoir trouver des produits de substitution, suite à l’abolition de la traite négrière transatlantique, la France ouvre un troisième comptoir commercial dans les Rivières du Sud, en l’occurrence sur l’île de Carabane acquise en 1836.
Dès lors, du milieu du XIXe siècle à son abandon dans la première moitié du XXe siècle, Carabane, troisième porte oubliée de cette trilogie historique, devient le lieu de toutes les rencontres, de tous les échanges et brassages en Sénégambie méridionale entre l’Europe et l’Afrique. Mais contrairement à Gorée et Saint- Louis qui ont longtemps fait l’objet d’attention particulière soutenue par des études nombreuses et diverses dans une finalité de fabrique de mémoire, Carabane est restée curieusement un angle mort dans l’historiographie du Sénégal.

CP: Touré Mandémory
Foyer de naissance du Sénégal moderne
Cette petite île de Carabane (57km2) au nom évocateur, chargé de résonance historique, cultu- relle et sentimentale a pourtant une longue et riche histoire. Après avoir brièvement servi d’entrepôt d’esclaves durant la période finissante de l’esclavage, l’île devient un comptoir commercial prospère à partir de 1849 sous l’impulsion de l’administrateur-résident Emmanuel Bertrand-Bocandé (1812- 1881). Ce dernier soutient une politique de peuplement de l’île pour traduire sa volonté de faire de Carabane le plus grand comptoir français de la Sénégambie méridionale à l’image de ce que Saint-Louis est au fleuve Sénégal, Bathurst à la Gambie, Bissao au Rio Géba. Le développement du commerce autour de Carabane attire dès lors des populations nombreuses et variées venues du nord (wolof, sérèer, toucouleur, etc.) qui introduisent l’Islam en Basse-Casamance. En quelques années, Carabane devient à la fois une île cosmopolite que l’hétérogénéité des patronymes met en évidence (Faye, Sarr, Ndiaye, Lopez, Lopy, Corréa, Mendy, Baudin, Huchard, Pillevizer, Jouga, Gueye, Fall, Diaw, Diallo, Kassé, Coulibaly, Mbaye, Sow, Thiam, etc., plus les noms diola authentiques) ; et multiconfessionnelle où se pratiquent et se côtoient, de façon harmonieuse, religion du terroir (croyance traditionnelle) et religions du Livre (Christianisme, Islam). C’est pour- quoi Carabane est un important foyer laboratoire où est né le Sénégal moderne. C’est dans cette île, à la marge de la colonie et du continent, que se sont véritablement opérées, plus qu’ailleurs dans les quatre communes (Gorée, Saint- louis, Rufisque, Dakar), la rencontre puis les unions plurielles entre les populations du nord et du sud du Sénégal.
Carabane : première capitale de la Basse-Casamance
Grâce à sa position stratégique, Carabane devient un siège administratif, commercial, militaire et religieux d’une réelle importance. Elle a joué un rôle décisif dans la pénétration coloniale française ainsi que dans l’évangélisation de la région par les pères missionnaires du Saint- Esprit. Elle est la première capitale de la Basse-Casamance avant d’être supplantée d’abord par Sédhiou en 1883. ; puis par Ziguinchor acquise par la France auprès du Portugal en 1886 ; et devenue la capitale régionale de toute la Casamance en 1908. L’essor de cette nouvelle cité à l’intérieur du continent africain marque le déclin de Carabane dont leslimitesimposéesparlamern’ont pas favorisé un développement important à long terme. Au courant de la première décade du XXe siècle, le ralentissement de l’activité économique, consécutif au départ des commerçants français pour s’installer à Ziguinchor, entraîne un exode massif de sa population qui abandonne l’île pour trouver du travail à la nouvelle capitale régionale, à Dakar ou ailleurs.
Carabane : un défi patrimonial pour le Sénégal
Avec son destin singulier, Carabane reste, malgré la négligence et l’oubli dont elle est victime, un patrimoine culturel universel, un témoin prestigieux des rapports entre l’Occident et l’Afrique, une terre de brassages culturels et de mémoires qui garde les rares traces du passé. En visitant l’île, nous pouvons voir les signes de sa splendeur passée qui témoignent de ses riches heures : l’église bretonne construite en 1897 (hier en ruine et aujourd’hui magnifiquement restaurée), les restes
de la nécropole coloniale, les ruines des établissements commerciaux, les vestiges de l’École Professionnelle Spéciale – une institution pénitentiaire pour les enfants délinquants en Afrique Occidentale Française (AOF) construite en 1927 –, le presbytère et la résidence du Commandant aujourd’hui transformés en hôtel, etc. Toutes ces traces matérielles sont autant de liens entre les générations et les groupes sociaux qui se succèdent dans l’île depuis le XIXe siècle. Ces traces sont aussi un sismographe qui enregistre les transformations profondes de notre société au cours de son histoire. L’enjeu patrimonial de Carabane est un défi pour notre pays et ce qu’il veut donner à voir de lui-même dans un rapport apaisé à son passé.
Plaidoyer : inscrire Carabane au patrimoine mondial de l’UNESCO
Ces dernières années, l’État du Sénégal engage une politique de re- construction de la Casamance. La loi n°2015-13 du 03 juillet 2015 fait de la Casamance « une zone touristique d’intérêt national prioritaire » pour promouvoir le tourisme et le déve- loppement économique et social de la région. La réhabilitation du port de Carabane et de quelques sites his- toriques offrent ainsi à l’île une véritable opportunité de renaissance. Cependant, cette renaissance doit s’accompagner d’une requalification de Carabane en vue de proposer son inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO.





