J’ai bien conscience de l’extrême délicatesse de la manœuvre à laquelle je me livre. Un tel titre engage, et ce d’autant plus que la notion « d’insécurité culturelle », forgée par le politiste français Laurent Bouvet, est souvent prise – à tort – pour une justification de la rétractation identitaire des classes populaires blanches en France. Plus précisément, la notion recouvre le sentiment de dépossession de ces classes populaires, induit par l’immigration.
Captif du climat politique délétère en France, ce concept d’analyse est confondu avec
la dynamique de droitisation du pays, disqualifiant ainsi son potentiel de décryptage pourtant bien réel. Un tel contexte, couplé à la radioactivité des approches dites « culturalistes », ne laisse que peu de place pour l’épanchement et l’égarement.
N’empêche, ramenée à sa source, la notion fournit des éléments de compréhension des dynamiques d’intégration des immigrés dans leurs sociétés d’accueil. Souvent pris en étau entre épanouissement dans les pays hôtes et profond désir d’ancrage chez eux, les immigrés vivent dans cette dualité qui peut tourner à l’écartèlement identitaire, au conflit, voire à la perdition. Comment évaluer donc ce sentiment d’insécurité culturelle qui plane sur la tête de ceux qui quittent leur pays pour aller vivre en France, pour des séjours théoriquement courts mais qui, pour diverses raisons, s’allongent, jusqu’à la difficulté, voire l’impossibilité du retour?
Une telle insécurité charrie beaucoup de questionnements sur les motivations sous-évaluées de l’immigration. Le postulat de cette lecture, c’est que l’immigration est une quête de liberté, et que c’est moins une question économique que symbolique. Le coût de ces voyages périlleux, de cet arrachement, de cette violence symbolique du départ, est si fort, si rude, que l’horizon devient un enjeu capital.
D’autant plus que l’individualité est soumise aux lois du groupe, aux injonctions et aux attentes des autres. Cela laisse bien peu de marge de manœuvre pour l’inaliénabilité de soi. Une infime possibilité pour étancher sa soif de réalisation, épanouir son désir d’être au monde, loin des assignations et des inquisitions. Pour des jeunes en formation, le départ survient à un moment charnière et fondateur, où toutes les influences colorent les identités à venir. Comment, dépositaires de ces mosaïques culturelles dont ils deviennent le carrefour, être fidèles à une mémoire nationale, originelle, sans courir le risque de la félonie ? L’équation est au cœur de cette « in- sécurité ». Elle met en lumière toute la fragilité de la condition de l’im- migré, et plus particulièrement de l’étudiant immigré, sommé de por- ter des charges plus lourdes que ses épaules ne peuvent soutenir.
Quelques éléments : c’est dans les années 2000 que l’immigration des étudiants en France connait une fulgurante évolution. Les origines des flux migratoires étudiants se diversifient, et Campus France canalise ce désir d’émigrer. Au cours de la décennie qui va suivre, l’élan pour le départ est réel, toujours soutenu, malgré le durcissement des règles d’admission au séjour en France. L’essentiel de la jeunesse souhaite s’exiler dans un terrible aveu d’échec de la politique locale. Une forte communauté d’étudiants se forme, dispersée à travers la France. Les associations étudiantes rassemblent, soutiennent cet exil, maintiennent le lien avec le pays d’origine, et donnent des repères aux étudiants immigrés.

« Comment tenir, quand on veille à préserver son identité, ses valeurs familiales, dans un océan de différences, avec en prime une architecture de pensée de nature à produire des complexes
de supériorité comme d’infériorité ?«
Pour eux qui évoluent dans cette société française nouvelle, méconnue, il se trouve toujours un moment de solitude, de doute, de confrontation avec le rejet, le racisme. Comment tenir, quand on veille à préserver son identité, ses valeurs familiales, dans un océan de différences, avec en prime une architecture de pensée de nature à produire des complexes de supériorité comme d’infériorité ?
Point central dans leur expérience : l’état de la France qui les accueille. Un pays en crise, avec un reflux de haine, malgré les initiatives nombreuses et essentielles d’aide aux étrangers, soutenues par les dispositions sociales généreuses. Tisser une estime de soi et des autres semble être dans ce contexte un enjeu d’affirmation fort. Cette insécurité conduit parfois à des drames : fugues, disparitions, séparations, problèmes psychologiques, désenchantement etc. Autant de problèmes plus ou moins lourds qui se déploient et s’épanouissent dans le silence et le huis clos de l’exil. Une souffrance tue, contenue, niée, face à l’éternelle obligation de tenir son rang face à la famille, à la société, et à leurs attentes.
Il urge de tenir compte de cette sensibilité. Une notre notion, celle « d’insécurité historique », de l’historien Patrick Weil, complète la quadrature de l’analyse. Il détaille comment les descendants de l’immigration d’origine arabo-africaine, privés d’inclusion dans le récit national français, victimes de racisme, finissent par s’en détourner, s’estimant les grands sacrifiés et ne voyant pas dans leurs pays les gages d’une réception et d’une fusion dans un moule commun. Une telle insé- curité historique est à la base de leur malaise identitaire.
A elles deux, ces notions permettent de saisir ce fil de l’espoir, si mince, qu’est la vie des immigrés sénégalais en France. Une douleur étouffée et méconnue, souvent couverte par la pudeur et les ors de la représentation sociale tant atten- dus du statut de l’immigré. L’une des conditions d’une émancipation de ce carcan, c’est d’alléger le poids qui pèse sur les étudiants, afin que l’insouciance de la jeunesse soit fé- conde et débouche sur cette donnée essentielle : le rêve