De Amadou Hampâthé Bâ, je propose de dire qu’il est à la fois la figure emblématique de la parole archivée et l’auteur d’un roman singulier que je nomme roman- vie. Tels sont les deux aspects que je parcours avant d’indiquer les raisons impératives de creuser davantage dans l’œuvre de A. H. Bâ pour notre propre modernité littéraire.
- La parole archivée
« On m’a demandé un jour quand j’avais commencé à récolter les traditions orales; je répondis qu’en fait je n’avais jamais cessé de le faire, et cela depuis ma prime jeunesse, ayant eu la chance de naître et de grandir dans un milieu qui était pour moi une sorte de grande école permanente pour tout ce qui touchait à l’histoire et aux traditions africaines ». C’est Amadou Hampâthé Bâ qui nous éclaire ainsi sur son rapport aux traditions orales, rapport quasi-obsessionnel au point que toute son œuvre prend appui sur ces orateurs. Plus, toute cette œuvre est une transcription au long cours et une traduction de ce qu’il a entendu et mémorisé.
Par le roman, le conte, la poésie, la légende, le récit historique, la première génération d’écrivains africains d’expression française a vu dans les traditions orales et des sources de connaissance et des sources d’inspiration nécessaires à leur propre combat identitaire. En dehors de Amadou H. Bâ, l’un des pionniers, on peut citer pêle-mêle Senghor et Abdoulaye Sadji avec Leuk-le-lièvre, Djibril Tamsir Niane, avec Soundiata ou l’épopée mandingue, Birago Diop avec la série des Contes d’Amadou Koumba.
Plusieurs romans sont une mise en scène de traditions africaines : Camara Laye avec L’enfant noir, Bernard Dadié avec le Pagne noir, Jean Ikellé-Matiba avec Cette Afrique-là, Nazi Boni avec Le Crépuscule des idoles, etc. Le souci majeur de toute cette production littéraire était d’affirmer l’existence d’une civilisation et de cultures africaines, affirmation qui prend le contrepied des thèses négationnistes.
Amadou Hampâthé Bâ a, dans ce cadre, construit une véritable bibliothèque des oralités de son terroir, alliant plusieurs genres traversés par une fidélité aux sources. Niélé d’abord, la mère servante qui lui raconte l’histoire de son père, Tierno Kounta Cissé qui lui apprend les rudiments du coran, d’autres traditionnalistes rencontrés au gré de ses pérégrinations, mais surtout Amkoullel, source intarissables de connaissance des traditions et Tierno Bocar, appelé le sage de Bandiagara, érudit et moraliste : telle est la galerie des maîtres dont la parole fut l’immense bibliothèque qui permit à AHB d’être cité comme un pionnier en matière de recueil, de transcription et de traduction des traditions orales africaines.
Cette parole qui le fascine dès sa tendre enfance, il la poursuit aussi dans des espaces à la fois ludiques et éducatifs comme tout jeune ouest-africain : « A la belle saison, on venait le soir à Kérétel pour regarder s’affronter les lutteurs, écouter chanter les griots musiciens, entendre des contes, des épopées et des poèmes » (p. 212,AKEP).
Toute cette diversité de sources qu’explore AHB, donc partout où se déploie la parole forcément porteuse de sens, indique que l’école orale africaine est éclatée, qu’elle se trouve partout, dans la famille, dans les groupes d’âge, dans les cérémonies rituelles, dans le travail, chez les maîtres aux savoirs ésotériques, et, ensuite, chez le maître coranique et celui de l’«école nouvelle», nom donnée par Cheikh Hamidou Kane à l’école coloniale française. Bâ a fréquenté toutes ces écoles et son œuvre constitue un espace où se croisent les traditions de pensée endogène, arabo-islamique et occidentale.
De son immersion dans l’univers de cette parole plurielle, Bâ nous propose une œuvre dense et variée comprenant plusieurs blocs: celui de l’histoire et des épopées (L’empire peul du Macina), celui des contes (Contes initiatiques peuls, Njeddo Dewal, mère de la calamité et Kaïdara, Petit Bodiel et autres Contes de la savane, Il n’y a pas de petite querelle, etc), des essais (Aspects de la civilisation africaine), celui de la poésie et celui des récits biographiques ( Vie et enseignement de Tierno Bocar le sage de Bandiagara, L’étrange destin de Wangrin, etc), et autobiographiques (Amkoullel l’enfant peul, et Oui, mon Commandant).
Sa vie durant, AHB a été animé par une seule et unique passion qu’Hélène Heckmann, l’exécutrice testamentaire littéraire de son œuvre décrit ainsi : « Le désir profond d’Amadou Hampâthé Bâ, c’était d’apporter un témoignage sur sa propre vie, mais, à travers elle, sur la société africaine et les hommes de son temps… Il voulait faire connaître aux autres ce monde dans lequel il avait vécu et qu’il portait en lui, avec ses ombres et ses lumières, et ce tableau n’avait de valeur que s’il était vrai ».
La vérité de cette œuvre nous amène pourtant au cœur d’un roman singulier que je nomme ici le roman-vie.
- Le roman-vie
Amadou Hampâthé Bâ s’est toujours défendu de faire dans la fiction, surtout à propos de son livre L’étrange destin de Wangrin. Vrai, palpitant, dense en intrigues et rebondissements, ce récit met en scène un traducteur qui vécut comme un personnage de roman, à la fois cynique, généreux, intriguant, rusé, sans état d’âme. L’auteur, à qui le personnage avait demandé de recueillir son récit pour en faire un livre après sa mort, le décrit ainsi : «C’était un homme foncièrement bizarre en qui qualités et défauts contradictoires se trouvent si mêlés qu’on ne pouvait, de prime abord, le définir et moins encore le situer…».
Ce personnage succulent, alors interprète et ensuite commerçants, fut féroce avec les riches commerçants européens et libano-syriens, et tendit sa main aux pauvres qui en avaient besoin, avant d’être ruiné et de tomber dans la déchéance.
Le récit se lit pourtant comme un roman où la réalité défie la fiction, tellement la vie de ce personnage paraît naître de l’imagination de Amadou Hampâthé Bâ qui dit « lorsque j’écris, c’est de la parole couchée sur le papier ». En d’autres termes, il assume une fidélité à un confident comme s’il s’acquittait d’une promesse, voire d’une dette. On peut trouver l’éthique du roman selon Hampâthé Bâ.
Il en est de même de ses récits autobiographiques qui projettent le film, sur un millier de pages, d’une vie tumultueuse, mise en scène à force de détails et qui nous surprend toujours dans ses intrigues, ses effets et ses dénouements. On y sent la saveur de l’oralité, on y entend la musique qui soutient le récit pour donner à l’auditeur un moyen supplémentaire de mémorisation, on y découvre des paysages, l’auteur nous fait rencontrer des personnages aussi nombreux que différents, s’y tissent des drames et des moments de bonheur.
Ces récits n’ont pas que la précision d’une autobiographie. Par les titres (Amkoullel, l’enfant peul et Oui mon commandant), les histoires enchevêtrées du personnage principal et un nombre prodigieux de personnages qui émergent chacun porteurs d’une histoire, la langue inventive, le style et la structure, les mémoires de Amadou Hampâthé Bâ ont tout d’un roman, sauf que nous sommes dans une réalité que revendique l’auteur.
À un interlocuteur qui lui demandait pourquoi il n’écrit pas de roman, il répond que sa vie elle-même est un roman et Hélène Heckmann écrit, à propos de l’auteur de L’étrange destin de Wangrin : « la Vie peut aussi devenir « littérature ». Les livres de Amadou Hampâté Bâ, notamment L’étrange destin de Wangrin et les deux tomes de mémoires, véritables scènes polyphoniques par l’extraordinaire diversité des personnages sont des romans-vie comparables à ce que dit, il y a fort longtemps, Jules Vallès : « J’ai pris les morceaux de ma vie, et je les ai cousus aux morceaux de la vie des autres ».
El Hamidou KASSÉ, poète, philosophe, écrivain